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22 mai 2015

In memoriam

Dans un article intitulé Blind spot, le mathématicien et physicien Peter Russell propose un tour d’horizon des concepts (ou idées préconçues) les plus répandus au sujet de l’avenir de l’humanité. J’ai sélectionné quelques points de repère, mais je vous invite à le lire en entier (lien à la fin). 
       Mise en garde de l’auteur : Ce qui suit défie l’un de nos paradigmes les plus enracinés – notre façon de voir l'avenir de l'humanité et sa place dans l’évolution. Si vous êtes concerné par le futur de notre espèce, vous pourriez être profondément troublé et rebuté par les conclusions.

Collage : Jacques Prévert
"Quand on ne sait pas dessiner, disait-il, on peut faire des images avec de la colle et des ciseaux."

Angle mort (Blind spot)
Peter Russell (M.A., D.C.S.)

(...)

Perte de contact avec notre nature intérieure

Il y a un autre effet secondaire, psychologique, à notre capacité de résoudre des problèmes. Nous sommes devenus tellement habiles à changer le monde pour satisfaire nos prétendus besoins que nous croyons que c'est la solution à tous nos problèmes. Nous pensons que notre bien-être intérieur dépend du bien-être extérieur, et que si nous sommes insatisfaits nous n’avons qu’à changer le monde en quelque sorte. Pourtant, bien souvent, quand nous sommes mécontents, les problèmes ne viennent pas vraiment du monde autour de nous, mais de notre propre esprit. Ils découlent de nos besoins intérieurs de stimulation, d’approbation, de reconnaissance, de sécurité ou de contrôle.
       Cet état d'esprit nous amène à consommer plus que ce dont nous avons vraiment besoin. Nous courrons après les mille et une façons offertes qui supposément nous apporteront plus de satisfaction, de bonheur et de paix de l'esprit. Mais rien de tout cela ne semble mener à une satisfaction durable. (...) 
       Ignorant la futilité de notre quête, nous concevons toujours de meilleurs moyens d’atteindre ce but insaisissable; plus de commodités, plus d’accessoires luxueux, plus de sécurité, plus de stimulation, plus d'excitation; plus de moyens de faire avancer les choses plus vite; plus de moyens d’impressionner les autres pour qu’ils nous donnent ce que nous voulons; plus de façons de remplir le temps; plus de moyens pour nous divertir l'esprit. (...) Les mondes virtuels se multiplient sur le web, nous leurrant avec leurs propres réalités fantaisistes. Nos esprits sont irrésistiblement attirés par cette myriade d'occasions d'être stimulés, titillés, informés et défiés. Tout cela dans le but caché (ou pas si caché que ça) d’augmenter la richesse des fournisseurs afin qu'ils puissent satisfaire leur propre samsara. (...) 

Tragédie planétaire

Déjà passablement tragique, la situation humaine s’aggrave à cause de son impact sur le reste de la planète. Les forêts autrefois habitées meurent rapidement, remplacées par du béton, des dépotoirs et des déserts. L'extinction des espèces se produit aussi rapidement que durant les grands cataclysmes planétaires du passé. L'air est toxique. Les terres arables partent en poussières avec le vent. Les rivières contaminent la mer. Les océans sont devenus acides. Les riches récifs coralliens meurent. La Terre a été complètement éventrée pour satisfaire notre faim de matières premières et d'énergie. 
       Les carburants fossiles continuent de brûler et d’augmentent les niveaux de dioxyde de carbone atmosphérique, changeant le climat comme jamais auparavant, avec des conséquences potentiellement catastrophiques. (...) 
       Voilà la tragédie qui s'abat sur nous – et la planète. Une espèce avec des capacités sans précédent, et le potentiel de devenir quelque chose de vraiment formidable, est sur le point de tout faire sauter.

Déni global

C’est une possibilité dont nous n’aimons pas entendre parler. Nous aimons penser que les choses vont s’arranger, que nous allons modifier nos façons de faire, trouver des solutions à nos problèmes, ramener le monde dans un meilleur état, et nous créer un nouvel avenir. Tout comme nous trouvons difficile d’imaginer que nous ne sommes peut-être pas ici pour encore très longtemps. (...) 
       Pourtant, nous ne faisons pas grand chose. (...) Nous ne voulons pas renoncer à notre confort et à nos commodités. Nous semblons plutôt prêts à hypothéquer l'avenir de notre espèce afin de continuer de courir dans la roue du samsara. 
       Pire encore est ce déni général qui s'est abattu sur nous. Nous nous réjouissons de nos réalisations collectives; nous nous félicitons des nombreuses façons dont nous avons amélioré notre mode de vie; et, même si notre monde est encore loin d'être parfait, nous estimons qu'il y a de l'espoir, que nous pouvons continuer de nous améliorer, et que la science et la technologie viendront à notre rescousse.
       Pendant ce temps, les problèmes prolifèrent. En cherchant à remédier aux conséquences imprévues des innovations antérieures, et, estimant que l’accomplissement signifie arranger les choses à notre goût, nous gaffons, détruisons notre habitat, polluons notre environnement, épuisons nos ressources, abusons des autres, et abusons de la planète. La crise qui a couvé pendant des milliers d'années s’apprête à nous tomber dessus.

Une crise d'accélération

La crise à laquelle nous faisons face est, par essence, une crise d'accélération. L'explosion démographique est clairement le résultat d'une croissance exponentielle. Heureusement c’est en train de se calmer un peu, néanmoins les implications concernant l’eau, le logement, la géopolitique ainsi que d'autres problèmes majeurs vont en croissant. 
       Le pic pétrolier résulte de la croissance rapide de notre consommation. La ressource s’épuise parce que nous consommons aujourd'hui un million de fois plus vite qu’au début de son utilisation.
       Même chose pour les nombreuses autres ressources – platine, cuivre, zinc, nickel et phosphore – dont la disponibilité est à un point critique mais qui sont toutes essentielles à la technologie contemporaine; elles seront épuisées ou très limitées au cours des prochaines décennies. Pourtant, notre demande ne cesse d’augmenter, surtout avec la production croissante des pays en développement. (...)
       L'instabilité géopolitique constitue un autre impact sous-estimé de l'accélération. L'Europe fut en tête de l'accélération dans les domaines scientifique, technologique et culturel. Puis, elle a colonisé d'autres terres dont le développement dans ces domaines était peut-être à un millier d'années ou plus de retard. Les dangereuses répercussions de cela sont maintenant apparentes dans les régions du monde qui vivent toujours comme au moyen-âge en matière de valeurs et de modes de vie, mais qui ont accès à l’armement moderne, à internet et à la capacité de voyager. Nous assistons non pas tant à un choc de cultures qu’à un affrontement d'époques, à un affrontement initié par une répartition inégale du rythme de développement.
       En bref, l'hyper-accélération qui a émergé avec l'homo sapiens est intrinsèquement insoutenable. Les différentes crises d'accélération s'empilent les unes sur les autres de plus en plus vite. Nous nous dirigeons vers une parfaite tempête globale. (...)

Survivre à l’effondrement

Si l'effondrement n'est pas trop catastrophique, il serait possible que certaines personnes survivent, peut-être dans les régions polaires devenues vertes ou peut-être dans certaines arches de Noé contemporaines – des campements autonomes et durables créés par des riches pour assurer leur survie durant les derniers jours. S'ils sont chanceux, ils pourraient même être en mesure de survivre à long terme. L'humanité n'aurait pas totalement disparu après tout.
       Mais nous serions toujours une espèce innovatrice. Nous serions encore en train de chercher à améliorer notre sort – qui, dans un tel contexte ne serait pas très heureux. Comme précédemment, nous voudrions trouver des façons de survivre plus confortablement dans ce qui serait indubitablement un environnement très inhospitalier selon les normes actuelles. Et le feedback de «l'innovation produisant l’innovation», intrinsèque à tout processus évolutif, fonctionnerait toujours. Lentement mais sûrement, la spirale de l'accélération recommencerait d’elle-même jusqu'à ce que lentement mais sûrement, nous approchions éventuellement un point similaire dans le temps. Une fois que c’est parti, il n'y a pas de façon de sortir de la courbe. (...)

En bout de ligne

La plupart des gens ont de la difficulté à accepter l’idée que l'humanité n’a pas d’avenir à long terme devant elle. Cela défie notre paradigme le plus profond. Nous aimons croire que l’espèce humaine est particulière – spéciale parce qu’elle est consciente, qu’elle peut penser et raisonner, qu’elle a développé des cultures complexes, qu’elle peut comprendre le monde, qu’elle crée de belles oeuvres d'art et qu'elle a inventé des technologies merveilleuse qui l’ont libérée de nombreuses contraintes provenant de la nature. Nous supposons trop facilement que nous sommes à la fine pointe de l'évolution sur cette planète.
       Mais, étant donné le gâchis que nous avons créé, nous devrions nous demander si nous sommes réellement bénéfiques pour la planète. Se porterait-elle mieux sans nous, ainsi que la plupart des autres espèces qui partagent cette magnifique perle bleue? Si l'humanité devait soudainement disparaître, la planète pourrait se remettre de notre passage fulgurant. Dans dix mille ans, il n'y aura guère de traces de nous. Dans un million d'années (un jour dans la vie de la planète) il ne restera aucune trace de nous, hormis quelques dépotoirs radioactifs. 
       Les gens parlent de sauver la planète, mais dans le fond la plupart ne cherchent qu’à se sauver eux-mêmes. Nous voulons sauver la planète, afin de pouvoir continuer à être ici – et sans subir les inconvénients de l'effondrement des pêcheries, les mauvaises récoltes, les villes submergées, les cancers de la peau et (que Dieu nous en garde!) les pénuries d'énergie. 
       Nous nous plaisons à croire que nous sommes spéciaux, mais l’on peut se demander si l’humanité n’est pas dans une impasse évolutive; ou plus généralement, si la combinaison de l'intelligence, de la parole et des mains n’était pas une impasse évolutive. 
       Si oui, alors nous sommes les membres d'une espèce qui de par nature est insoutenable et dont la fin approche. Nous sommes peut-être capables d'éviter une catastrophe particulière, ou même plusieurs, mais nous ne pouvons pas échapper aux conséquences du fait d’avoir pris les choses en main. 
       Aujourd'hui, nous voyons le début d’un grand dénouement. Les problèmes croissants qui remplissent les bulletins de nouvelles reflètent à peine le drame d’une espèce technologique aspirée de plus en plus rapidement dans la spirale de sa fin inévitable.
       La même chose s'applique à l'univers. Toute espèce innovatrice, technologiquement équipée, connaîtra une expérience similaire de développement hyper-accéléré – quelle que soit le genre de technologie. Dans un court laps de temps (évolutionnaire s’entend) elle souffrira des conséquences de sa propre hyper-accélération, spiralant vers une sorte de crise, suivie d’une rupture et d'un effondrement.
       Si merveilleuse soient-elles, les espèces technologiques ne peuvent tout simplement pas durer. Elles en arrivent inévitablement à une fin qu’elles on elles-mêmes fabriquée. (...)

Accepter l'inévitable

Nous savons depuis toujours que l’espèce humaine ne peut pas durer éternellement, mais dans notre esprit, nous avons tendance à repousser cette échéance loin dans le futur, souvent à des milliers ou à des millions d'années. (...) 
       Il y a des parallèles évidents ici, relativement à notre propre mort. Nous savons que cela arrivera, mais si nous ne souffrons pas d’une maladie incurable, nous avons tendance à imaginer notre mort dans un avenir lointain – non pas demain.
       Pourtant, affronter la mort directement, à travers certaines maladies incurables ou des circonstances potentiellement mortelles, peut introduire des changements de conscience profonds. Les gens peuvent réfléchir à ce qui importe réellement, valoriser l’amour plus que la richesse, s’amender de leurs méfaits, et peut-être découvrir un but spirituel renouvelé. 
       La même chose peut s'appliquer à l'humanité. Jusqu’à maintenant nous n'avons pas sérieusement envisagé l'idée que l'homo sapiens puisse disparaître beaucoup plus tôt que prévu. Faire face à l’extinction de notre espèce pourrait représenter un passage collectif à l’âge adulte. Lâcher les idées préconçues à propos de la continuation de notre espèce pourrait déclencher un «wake-up call» pour l'humanité.

Que faire?

Une question se pose alors tout naturellement : que ferons-nous de nos derniers jours? En tant que membres d’une espèce intelligente, consciente, à quoi choisirons-nous de consacrer notre vie, en sachant que notre espèce n’existera plus dans très peu de temps? Faudrait-il faire la fête à tous crins, siphonner le pétrole jusqu'à la dernière goutte? Sombrer dans la dépression et le désespoir?
       Pour moi, l’acceptation de cette éventualité a provoqué certains changements d'attitude étonnants. Je ne suis plus autant en colère contre les gens qui créent ce gâchis. C'est simplement quelque chose qui peut arriver à une espèce comme le nôtre. Il n'y a pas de blâme. Au lieu de cela je peux être plus compréhensif, plus indulgent.
       Je ne suis plus avide de nouvelles, ni irrité par les dernières manigances politiques, les fluctuations économiques ou les percées technologiques. C’est tout simplement ce qui se passe quand on vit au milieu des dernières générations d’une espèce technologique intelligente. 
       Accepter que la fin est proche ne signifie pas que je ne m'occupe plus du monde autour de moi. J'ai encore envie de faire ce que je peux pour préserver la planète, mais maintenant je veux le faire pour le propre intérêt de la planète. Peut-être que le mieux à faire pendant les années qui restent est de nous assurer de laisser la planète dans le meilleur état possible pour les espèces qui survivront et celles qui pourraient suivre.

Quitter avec grâce

Nous sommes une espèce dotée de talents et d'aptitudes uniques. Nous connaissons l'amour et nous apprécions la beauté. Nous pouvons comprendre nos semblables, sonder les mécanismes du cosmos et faire des choix. De manière plus significative, nous sommes conscients de notre propre conscience, et capables de cet éveil intérieur qui fut le germe des grandes traditions spirituelles du monde. Tout cela tient toujours, et doit être encore plus apprécié que nous ne le faisons maintenant.
       L’espèce n’est peut-être pas là pour l’éternité, mais nous avons franchi un seuil évolutif et atteint le domaine de l’exploration et de la connaissance de soi. Tout ce dont les grands maîtres ont parlé – ce grand soulagement qui peut surgir quand nous nous ouvrons à notre véritable nature, à l'amour et à la compassion, ces qualités innées de l'âme obscurcies par notre incessante agitation, à la sagesse de notre petite voix intérieure, à la liberté qui découle de notre capacité de voir à travers l'illusion du soi individuel – tout cela nous est encore accessible. Nous pouvons encore trouver ce à quoi nous aspirons vraiment. 
       Durant nos derniers jours, nous pourrions collectivement spiraler vers une union mystique telle qu’on la retrouve dans les traditions spirituelles universelles. Un tel éveil nous aiderait à accepter ce qui vient et à trouver une façon de naviguer à travers cette période tumultueuse. L'auto-libération nous apporterait plus de flexibilité et une manière de penser dont nous aurions besoin pour faire face aux défis sans précédent auxquels nous sommes confrontés, une sécurité intérieure et une équanimité nous permettant de rester stables face à des changements imprévus, une sagesse nous aidant à déterminer ce qui est vraiment nécessaire pour nous, et des façons de gérer la tristesse et la peur qui émergeront à mesure que nous évoluerons à travers ce grand dénouement. Nous nous éveillerions non pas tant pour nous sauver à long terme, mais pour vivre nos derniers jours avec grâce.

Dernière mise à jour : 22 avril 2015

Article intégral en anglais : http://www.peterrussell.com/blindspot/blindspot.php

COMMENTAIRE

Je trouve que la conclusion représente une suite tout à fait logique à l’état actuel des choses. De toute façon le suicide collectif a commencé avec l’industrialisation, et l’ensemble des industries veille à qu’il se poursuive sans interruption, éliminant espèce après espèce, grâce à son incomparable savoir-faire.

À mon avis, la sorte d’intelligence – excessivement égoïste, prédatrice, dominatrice et belliqueuse – qui fut savamment implantée (incorporée) dans l’espèce humaine n’a plus de raison d’être sur terre. Nous devrions être déjà suffisamment évolués pour fonctionner autrement. Puisque ce n’est pas le cas, comme je le disais dans l’introduction de Situation planétaire en 2011 «quand les parasites humains auront disparu, la planète pourra entamer un 'extreme makeover'... pour son plus grand bien!». Alors, pourquoi ne pas suivre la suggestion de Peter Russell, c’est-à-dire, accepter notre extinction imminente. Accepter que le règne pervers (voire psychopathe) de l’espèce humaine s’achève, cesser le massacre et quitter notre dépotoir auto-créé le plus dignement possible... sur la pointe des pieds; nous ne pourrons malheureusement pas dire «sans laisser de traces».

Si l'hypothèse vous semble "acceptable", peut-être aimerez-vous réviser les étapes du deuil d'Elisabeth Kübler-Ross
sur son site : http://www.ekrfoundation.org/
ou en français sur Wiki : https://fr.wikipedia.org/wiki/Deuil

Dans la même veine : le témoignage d'un homme qui, atteint d'un cancer incurable et sachant sa mort prochaine, a écrit un message très touchant à être publié par son épouse après sa mort :
http://situationplanetaire.blogspot.fr/2011/08/le-dernier-message.html 
Introduction :

   Tout a une date d’expiration, y compris le corps que nous habitons temporairement. Nous additionnons les morts, les ruptures, les abandons, une multitude de traumatismes émotionnels, sans jamais nous y «habituer». La terre étant «LE» plan de conscience des deuils – grands et petits, nous cherchons à immortaliser l’éphémère, bien que nous sachions que c’est en pure perte. Les choses, les situations et les êtres apparaissent et disparaissent de nos vies; et nous n’avons pas le pouvoir de stopper le mouvement ni de modifier la trajectoire et la finalité des événements. Le paradoxe, c’est qu’à l’intérieur, nous sommes programmés pour une permanence ou une immortalité qui n’a rien de matériel.
   Aussi, n’insisterons-nous jamais assez sur l’importance de vivre dans l’instant présent et de profiter des doses de bonheur que nous procurent certaines connexions proches ou distantes. Tout ce qu’on peut faire c’est entretenir les plus riches et les plus belles. Ces connexions significatives et unificatrices nous aident à supporter la réalité.

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