Pour Aurobindo, réconcilier l’Esprit et la Matière sur le papier ne suffisait pas : «Que l’Esprit soit de ce monde ou qu’il n’en soit pas ne fait pas grand différence après tout si la connaissance de l’Esprit dans la vie ne s’accompagne pas d’un pouvoir sur la vie : la vérité et la connaissance sont un vain rayon, si la Connaissance n’apporte pas le pouvoir de changer le monde».
L’homme a balayé l’âge des Mystères, tout est admirablement cartésien, mais il manque de quelque chose que ne lui donnent ni sa science, ni ses Églises, ni ses plaisirs tapageurs. On n’ampute pas impunément l’homme de ses secrets.
«La période décisive de mon développement intellectuel survint lorsque je pus voir clairement que ce que l’intellect disait pouvait être à la fois exact et inexact, que ce que l’intellect justifiait était vrai et que le contraire était vrai aussi. Je n’admettais jamais une vérité dans le mental, sans admettre simultanément son contraire… Résultat, le prestige de l’intellect était parti. (…)
»La conscience mentale n’est qu’une gamme humaine. Elle n’épuise pas plus toutes les gammes de conscience possibles que la vue humaine toutes les gradations de couleur ou que l’ouïe humaine toutes les gradations de son, car il y a quantité de choses au-dessus et au-dessous qui sont invisibles et inaudibles pour l’homme. De même, il y a des gammes de conscience au-dessus et au-dessous de la gamme humaine, avec lesquelles l’être humain normal n’a pas de contact et qui, de ce fait, lui semblent «inconscientes» – des gammes supramentales ou surmentales et des gammes submentales… En fait, ce que nous appelons «inconscience» est simplement une autre conscience. Nous ne sommes pas plus «inconscients» quand nous sommes endormis ou assommés, ou drogués, ou «morts», ou dans n’importe quel état, que quand nous sommes plongés dans une pensée intérieure et que nous avons oublié notre moi physique et tout ce qui nous entoure. Pour quiconque un tant soit peu avancé, c’est là une proposition tout à fait élémentaire.
»À mesure que nous progressons et que nous nous éveillons à l’âme, en nous et dans les choses, nous réalisons qu’il y a une conscience aussi dans la plante, dans le métal, dans l’atome, dans l’électricité, dans tout ce qui appartient à la Nature physique; nous découvrons même que ce n’est pas, à tous égards, un mode de conscience inférieur ou plus limité que le mental; au contraire, dans beaucoup de formes dites «inanimées», la conscience est plus intense, plus rapide, plus aigüe, bien que moins développée en surface.
»Vous entrez en samadhi quand vous sortez de votre être conscient et que vous entrez dans une partie de votre être qui est complètement inconsciente, ou plutôt dans un domaine où vous n’avez aucune conscience correspondante… Vous êtes dans un état impersonnel, c’est-à-dire un état où vous êtes inconscient. Et c’est pour cela que vous ne vous souvenez de rien. L’extase est une forme supérieure d’inconscience. Il se pourrait que ce que nous appelons Transcendant, Absolu, Suprême, ne soit pas l’anéantissement extatique que l’on nous a si souvent dit, mais seulement la limite de notre conscience actuelle; il peut être absurde de dire : «Ici finit le monde et là commence le Transcendant, comme s’il y avait un trou entre les deux, car le Transcendant peut commencer au b-a-ba de la raison pour un pygmée et le monde s’évanouir pas plus haut que l’intellect. Il n’y a pas de trou, dans notre conscience. Peut-être le progrès de l’évolution est-il, précisément, d’explorer des zones de conscience toujours plus avancées dans un inépuisable Transcendant, qui ne se situe pas vraiment «en haut» ou ailleurs hors de ce monde, mais partout ici-bas, se dévoilant lentement à notre vision – car si, un jour dans notre préhistoire, le Transcendant s’est situé un peu au-dessus du protoplasme, ce n’est pas qu’il ait quitté le monde du protoplasme pour se réfugier plus haut au-dessus du batracien, du chimpanzé puis dans l’homme, dans une sorte de course d’où il est peu à peu exclu, c’est que nous avons quitté l’inconscience primitive pour vivre un peu plus en avant dans un Transcendant partout présent.
»Nous avons tout l’espoir qu’avec le développement de la conscience et de la science réunies, nous arriverons à une humanité meilleure et à une vie plus harmonieuse. Mais on ne change pas la vie avec des miracles, on la change avec des instruments. Et nous n’avons qu’un instrument : le mental. Ce sont nos idées qui organisent les découvertes de notre science. Si donc nous voulons regarder d’un œil clair notre avenir, sans nous laisser leurrer par les circonstances du moment ni ses apparents triomphes – d’autres triomphèrent avant nous, à Thèbes, à Athènes, à Oudjaïn –, il convient d’examiner d’un peu plus près notre instrument, le mental, car tel il est, tel sera notre avenir.
»Or tout passe, semble-t-il, comme si les plus belles idées, les plus hauts plans créateurs, les actes d’amour les plus purs étaient automatiquement défigurés, contrefaits, pollués dès qu’ils descendent dans la vie. Rien n’arrive pur. Mentalement, nous avons déjà inventé les plus merveilleuses recettes; la Vie n’en a jamais voulu. Vingt ans après Lénine, pour ne parler que de notre civilisation présente, que reste-t-il du communisme pur? Que reste-t-il même du Christ sous cet amas de dogmes et d’interdits? On empoisonne Socrate, et Rimbaud s’enfuit au Harrar; nous savons le sort des phalanstères, et des non-violents; les Cathares finissent au bûcher. Et l’histoire tourne comme un Moloch; nous sommes le triomphe, peut-être, après bien des faillites, mais de quel autre triomphe ne sommes-nous pas en faillite? Chronologie des victoires ou des faillites? La vie semble faite d’une substance irrémédiablement déformante, tout y fond comme dans les sables de l’Égypte, tout s’y nivelle dans une irrésistible «gravitation vers le bas».
»Il est clair que le mental n’a pas été capable de changer radicalement la nature humaine. Vous pouvez changer indéfiniment les institutions humaines et pourtant l’imperfection finira toujours par briser toutes vos institutions… Il faut un autre pouvoir, qui non seulement pourra résister à cette gravitation descendante, mais la vaincre.
»Le mental ne sait faire que des systèmes et il veut tout enfermer dans son système. Aux prises avec la vie, le mental devient empirique et doctrinaire; il attrape un bout de vérité, une goutte d’illumination, et il en fait une loi pour tout le monde – il confond l’unité et l’uniformité. Et même quand il est capable de comprendre la nécessité de la diversité, il est pratiquement incapable de la manipuler, parce qu’il ne sait manipuler que ce qui est invariable et fini : les idées sont fragmentaires et insuffisantes; non seulement elles ne triomphent que très partiellement, mais même si leur succès était complet il serait encore décevant, parce que les idées ne sont pas toutes la vérité de la vie et, par conséquent, elles ne peuvent pas la gouverner avec certitude. La vie échappe aux formules et aux systèmes que notre raison s’efforce de lui imposer; elle s’avère trop complexe, trop pleine de potentialités infinies pour se laisser tyranniser par l’intellect arbitraire de l’homme…
»Toute la difficulté vient de ce qu’à la base de notre vie et de notre existence, intérieure et extérieure, il y a quelque chose que l’intellect ne pourra jamais mettre sous contrôle : l’Absolu, l’Infini. Derrière chaque chose de la vie, il y un Absolu que cette chose recherche, chacune à sa manière; chaque fini s’efforce d’exprimer un infini qu’il sent être sa vérité réelle. En outre, ce n’est pas seulement chaque classe, chaque tendance, chaque type dans la Nature qui est ainsi poussé vers sa propre vérité secrète, chacun à sa manière, mais chaque individu aussi apporte ses propres variations. Il y a non seulement un Absolu, un infini en soi, qui gouverne et qui s’exprime en d’innombrables formes et tendances, mais un principe de potentialité infinie et de variation infinie tout à fait déconcertant pour l’intelligence raisonnante; car la raison ne peut manipuler que ce qui est invariable et fini. Avec l’homme cette difficulté atteint son paroxysme. Car non seulement l’humanité a des potentialités illimitées, non seulement chacune de ses forces et de ses tendances recherche son propre absolu, chacune à sa manière, et s’impatiente donc naturellement de tout contrôle rigide de la raison; mais encore, en chaque homme, les degrés, les méthodes et les combinaisons de ces forces et de ces tendances varient. Chaque homme appartient non seulement à l’humanité commune, mais à l’infini qui est en lui, et, par conséquent, chaque homme est unique. Telle est la réalité de notre existence, et c’est pourquoi la raison intellectuelle et la volonté-intelligence ne peuvent pas être les souverains de la vie, bien qu’elles puissent être actuellement nos instruments suprêmes et qu’elles aient pu être suprêmement importantes et utiles au cours de notre évolution.
»Mais si l’évolution est une évolution de la conscience, nous pouvons penser que l’humanité ne restera pas sempiternellement au stade mental actuel; que son mental s’illuminera, deviendra plus intuitif et, finalement, peut-être s’ouvrira au surmental.
»Si nos conditions mentales sont insuffisantes, même à leur zénith, nos conditions vitales et physiques le sont encore davantage. On peut douter que l’Esprit, lorsqu’il se manifestera dans une conscience supramentale, se satisfasse d’un corps soumis à nos lois physiques et de désintégration et de pesanteur et qu’il accepte pour tout moyen d’expression les possibilités limitées du langage mental, du stylographe, du burin et du pinceau. En d’autres termes, la Matière devra changer. C’est l’objet de la Transformation.
»L’homme est un anormal qui n’a pas encore trouvé sa propre normalité. Il peut s’imaginer l’avoir trouvée; il peut paraître normal dans son espèce, mais cette normalité n’est qu’une sorte d’ordre provisoire.
»Le supramental sera un état de conscience permanent, tout comme le mental maintenant est un état de conscience permanent parmi les hommes. Loin de moi de vouloir propager quelque religion, nouvelle ou ancienne, pour l’avenir de l’humanité. Il ne s’agit pas de fonder une religion, mais d’ouvrir une voie qui est encore bloquée.»
«S’il est vrai que la conscience est une force, inversement la force est une conscience et toutes les forces sont conscientes. La Force universelle est une Conscience universelle. C’est ce que découvre le chercheur. Quand il a pris contact avec ce courant de conscience-force en lui, il comprend que la conscience est la même et présente dans le métal, la plante, l’animal et l’homme, avec des modalités vibratoires différentes.»
«L’évolution ne consiste pas à devenir de plus en plus saint ou de plus en plus intelligent, mais de plus en plus conscient.»
~ Sri Aurobindo (1872-1950)
Extraits de : Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience