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03 avril 2015

Terminus : «sortir de l’Ignorance»

En passant : Parfois on est séduit par un article et on publie sans chercher plus loin. Mais on peut avoir de méchantes surprises par rapport à l’ensemble des écrits de l’auteur... Leçon tirée du mini-dérapage : dig deeper – avant de publier. Si au moins je suivais mes propres conseils : «penser avant», zut.


Suite du message du 12 janvier 2013

Extraits de :
Renaissance et karma
Sri Aurobindo
Éditions du rocher, 1983

Appendices I
L’enchevêtrement du karma
(P. 181-184) 

Il est évident que nous devons laisser loin derrière nous la théorie courante du karma et sa tentative superficielle de justifier les voies de l’Esprit cosmique en les identifiant rudimentairement aux notions sommaires de loi et de justice, aux méthodes grossières et souvent barbares et primitives de récompense et de punition, d’appât et de dissuasion chères au mental humain de surface. L’action de la Nature se fonde sur une vérité plus authentique et plus spirituelle et son mouvement ne se prête pas à un mode de calcul aussi mécanique. Ici, pas de loi éthique rigide et étroite attachée à une signification humaine mesquine, pas d’enseignement à une âme infantile par un système mixte de coups et de sucettes, pas de roue improductive d’une justice cosmique brutale tournant automatiquement dans les ornières des jugements ignorants des hommes, de leurs désirs terrestres et de leurs instincts. La vie et la renaissance suivent, non pas ces constructions artificielles, mais un mouvement spirituel et intimement lié aux intentions les plus profondes de la Nature. Une Volonté, une Sagesse cosmique, attentive à suivre la marche ascendante de la conscience et de l’expérience de l’âme à mesure que celle-ci émerge de la Matière subconsciente et se hisse jusqu’à sa lumineuse divinité, fixe la norme et constamment élargit les voies de la loi ou plutôt – puisque la loi est une conception trop mécanique – de la vérité du karma. 
       Car ce que nous appelons loi est un mouvement, une récurrence unique et immuablement habituelle dans la Nature, génératrice d’une séquence déterminée de choses, et cette séquence doit être claire, précise, limitée à sa formule, invariable. Si elle n’est pas cela, si son mouvement a trop de souplesse, si intervient une variété ou un entrecroisement d’actions et de réactions confus, un complexe de forces trop riche, l’incompétence étroite et intransigeante de notre intelligence logique trouve là, non pas une loi, mais une incertitude et un chaos. Notre raison doit avoir la latitude de couper, de trancher et de choisir arbitrairement les circonstances qui lui conviennent, de sélectionner des données immuables, de mécaniser la vie ou de la réduire à un squelette; autrement, elle se tient bouche bée, décontenancée, incapable de penser avec précision ou d’agir avec efficacité dans un domaine de mesures subtiles et indéfinies. Elle doit avoir licence d’agir avec l’auguste Nature comme elle agit avec la société humaine, la politique, l’éthique, le comportement; car elle ne peut comprendre et exécuter un bon travail que lorsqu’il lui est permis de construire et de planifier ses propres lois artificielles, d’ériger un système clair, précis, rigide, infaillible, et de laisser aussi peu de place possible à la flexibilité sans fin, à la variété, à la complexité que l’Infini fait peser sur notre mental et notre vie. [...] Mais cette force que nous appelons karma se révèle ne pas être un mécanisme aussi précis et aussi invariable que nous l’aurions souhaité; c’est plutôt une chose qui change de visage, de démarche, de substance même à mesure qu’elle monte d’un niveau à un autre plus élevé, et même sur chaque plan, puisque ce n’est pas un mouvement unique, mais un complexe indéfini de nombreux mouvements en spirale qu’il nous est très difficile d’harmoniser, où nous avons beaucoup de mal à découvrir la secrète harmonie de nous, incalculable, que ces complexités trament dans le domaine grandiose des rapports de l’âme avec la Nature. 
       Appelons donc le karma non plus une loi, mais plutôt la vérité dynamique et multiforme de toute action et de toute vie, le mouvement organique, ici-bas, de l’Infini. C’est ainsi que les penseurs de l’antiquité voyaient le karma avant qu’il ne soit découpé et mis en lambeaux par des esprits moins grands et transformé en une formule populaire facile et trompeuse. L’action du karma suit et reprend bien des lignes potentielles de l’esprit dans les myriades de sa houle, bien des vagues et des courants de forces du monde qui se combinent et s’affrontent : c’est le processus de l’Infini créateur; c’est la voie longue et multiforme de la progression de l’âme individuelle et de l’âme cosmique dans la Nature. Ses complexités ne peuvent être démêlées ni par notre mental physique toujours empêtré dans l’apparence superficielle, ni par notre mental vital de désir qui avance en trébuchant dans le brouillard de ses instincts, de ses envies, de ses impétueuses résolutions, à travers le labyrinthe de ces millions de forces favorables ou opposées venues des mondes visibles et invisibles qui nous entourent, nous poussent, nous mènent, nous entravent. Il ne peut pas non plus être parfaitement classé, expliqué, lié en bottes par les précisions de notre intelligence logique dans sa recherche invétérée de dogmes clairement définis. Nous ne pourrons déchiffrer ce qui est pour nous, maintenant, l’obscur hiéroglyphe du karma dans la Nature, que le jour où se lèvera, dans notre conscience élargie, la manière supramentale de connaître. [...] 
       La complexité des voies du karma est beaucoup plus grande que nous l’avons vu jusqu’à présent dans les degrés de pensée que nous avons été obligés de tailler pour nous hisser jusqu’aux sommets où elles convergent. Pour la commodité du mental, nous avons choisi de parler comme s’il y avait quatre plans tout à fait séparés, ayant chacun ses voies distinctes de karma : la plan physique avec sa loi fixe et le retour très facilement perceptible vers nos énergies, le plan de la vie, complexe, plein de riches promesses et de dangereux rebondissements, le plan mental et ses absolus élevés, tranchants et inaccessibles dont chacun, pris isolément, est si difficile à incarner et qui tous sont si ardus à réconcilier et à combiner, et le plan supramental où les absolus de la Nature sont atteints, ses relativités mises en ordre à leur place et tous les mouvements inférieurs libérés et harmonisés lumineusement parce qu’ils ont trouvé leur raison intérieure et spirituelle d’exister.

Appendices III 
La renaissance et les autres mondes :
le karma, l’âme et l’immortalité
(P. 234-235)

On dit en vérité que l’être conscient est fait de désir. Mais quel que soit le désir qui lui vienne, sa volonté prend la forme de ce désir, et quelle que soit la volonté qui lui vienne, il accomplit cette action, et quelle que soit cette action, c’est à son résultat qu’il parvient... Son karma attaché à lui, il va dans son corps subtil vers tout ce à quoi s’accroche son mental puis, atteignant la fin de son karma comme en vérité de toute action qu’il fait ici, il quitte ce monde-là et retourne à celui-ci pour encore du karma. 
     Brihadaranyaka Oupanishad

Mortels, ils accomplissent l’immortalité. 
     Rig Veda 

Il n’est pas concevable que l’esprit au-dedans soit un automate entre les mains du karma, un esclave dans cette vie-ci de ses actions passées; la vérité doit être moins rigide et plus souple. Si un certain nombre de conséquences du karma passé prennent forme dans la vie actuelle, ce doit être avec l’assentiment de l’être psychique qui préside à la nouvelle formation de cette expérience terrestre et consent non seulement à un procédé extérieur obligatoire, mais à une Volonté et à une Direction secrètes. Cette Volonté secrète n’est pas mécanique, mais spirituelle; la Direction vient d’une Intelligence qui utilise peut-être des procédés mécaniques, mais ne leur est pas soumise. L’expression de soi et l’expérience, c’est cela que recherche l’âme par sa naissance dans le corps; tout ce qui peut être nécessaire à l’expression de soi et à l’expérience de cette vie, aboutissement automatique de vies passées ou libre sélection des conséquences et continuité, ou encore développement nouveau, tout ce qui est un moyen de formation de l’avenir prendra forme : car le principe n’est pas de faire fonctionner le mécanisme d’une Loi, mais de développer la nature à travers l’expérience cosmique afin qu’elle grandisse jusqu’à sortir finalement de l’Ignorance. 
       Deux éléments doivent par conséquent coexister : le karma qui est un instrument, mais aussi la Conscience et la Volonté secrètes au-dedans qui l’utilisent pour travailler à travers le mental, la vie et le corps. Le destin, qu’il soit purement mécanique ou créé par nous-mêmes, chaîne de notre fabrication, n’est que l’un des facteurs de l’existence; l’Être, sa conscience, sa volonté sont encore plus importants. [...] L’action appartient à la partie physique de nous-mêmes, c’est l’aboutissement physique de notre être; mais derrière notre surface est un pouvoir de Vie plus libre, un pouvoir de Mental plus libre, qui a une autre énergie, qui peut créer une autre destinée et la faire intervenir pour qu’elle modifie le plan primitif, et quand l’âme et le moi émergent, quand nous devenons des êtres spirituels conscients, ce changement peut annuler ou entièrement remodeler le diagramme de notre destin physique. Le karma, par conséquent – ou au moins toute loi mécanique de karma – ne peut être admis comme seul déterminant des circonstances et totalité du mécanisme de la renaissance et de notre évolution future.