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19 juillet 2014

Suivre son «instinct»



Rien d’équivalent comme les attractions/répulsions pour étudier nos vies antérieures… Ça parle très fort.

(...) les gens on les aime tout de suite ou jamais.
~ Christian Bobin (La folle allure, p. 16, Éditions Gallimard 1995)

Ressentiments et pressentiments (vus par Constance de Théis, 1767–1845) 

Il y a des gens à qui on n'a aucune raison d'en vouloir, et qui pourtant font éprouver, quand on se sent près d'eux, un sentiment de gêne, de repoussement, qui cesse dès qu'on en est éloigné. On rend alors une entière justice à leurs qualités, à leur mérite; on se reproche sa froideur, et on se promet de la réparer : mais, dès qu'on les revoit, on est tout à coup comme frappé du même repoussement, et il devient impossible de s'abandonner au sentiment qu'on voulait leur témoigner.
       Il est hors de doute qu'il y a, dans ceux qui font naître en nous cette sensation, des défauts, des vices, des intentions qui nous sont contraires, dont nous ne nous rendons pas compte, parce qu'ils sont dissimulés avec art, ou parce que, n'ayant en nous rien qui y soit analogue, nous ne pouvons les bien saisir, mais dont nous sommes avertis par notre instinct, qui, sans que nous nous en apercevions, vient sans cesse au secours de notre faiblesse et de l'imperfection de notre jugement.

(Pensées - XCII, Première partie, Ed. Firmin Didot, Paris, 3e édition, 1836)

On n'a jamais réellement pensé à définir les pressentiments. Les esprits forts y attachent peu d'importance, et ils ont raison s'ils ne leur semblent qu'une sorte de prescience; mais en y réfléchissant, on voit qu'ils sont au contraire la suite d'une sensation toute positive, et que, considérés sous ce point de vue, ils méritent l'attention la plus sérieuse.

Lorsqu'un sentiment que nous ne pouvons expliquer nous fait craindre quelque malheur pour nous, ou pour les personnes qui nous sont chères, et lorsqu'en effet cette crainte n'est point sans fondement, une suite de petits incidents qui ne sont rien pour les indifférents, mais qui se rattachent à ce qui préoccupe nos esprits, nous cause, par cette raison, des émotions vagues et de pur instinct, qui n'ont pas assez de poids pour que nous les raisonnions, mais qui sont trop réelles pour ne pas nous faire une impression quelconque. Si ces émotions n'ont aucune suite, elles s'évanouissent et ne nous semblent plus qu'un rêve de notre imagination; mais si elles se renouvellent, elles finissent par établir en nous un sentiment de prévoyance qui tient nos facultés éveillées sur ce que l'instinct nous fait craindre, qui s'augmente avec le danger, et qui nous en avertit mieux que notre raison même, dont les jugements ne peuvent reposer que sur des données claires et certaines.
       C'est évidemment de cette disposition de nos esprits, de l'enchaînement et de l'ébranlement de tous ces fils, que naît ce que nous appelons les pressentiments; et c'est, lorsque des circonstances nouvelles nous donnent des lumières plus positives, et quand ce que nous avons prévu arrive, que nous disons : «J'en avais le pressentiment.»
       La sensation à laquelle on donne ce nom n'est donc pas une chose illusoire ni ridicule; elle est le résultat d'une observation involontaire qui se représente à l'instant à notre souvenir quand les événements la confirment, et la preuve en est que si les personnes qui ont eu des pressentiments veulent s'en rendre bien compte, elles verront toujours qu'ils ont tenu à des causes réelles, qu'ils se rattachaient à des événements qui ont eu lieu en effet, et qu'ils auraient pu les annoncer (et peut-être les prévenir), s'ils avaient eu assez de force pour frapper vraiment l'imagination. Une foule de malheurs, de circonstances extraordinaires, prouve sans cesse cette vérité, dont l'histoire même offre plus d'un exemple, et on doit en conclure, comme je crois l'avoir démontré, que loin qu'il faille se jouer des pressentiments, il faut au contraire se hâter de les approfondir ; qu'ils reposent toujours sur une cause quelconque, et qu'ils ont leur source dans un instinct d'autant plus sûr, qu'il agit en nous lorsque notre esprit n'est pas encore assez troublé par la crainte, ou par la passion, pour nous ôter la rectitude de notre jugement.

(Pensées - LXXXIII, Première partie, Ed. Firmin Didot, Paris, 3e édition, 1836)

Source de la sélection : Au fil de mes lectures 
http://www.gilles-jobin.org/citations/index.php?page=accueil

Dans le même ordre d’idée :

http://airkarma-mestengo.blogspot.fr/2010/11/chapitre-9-le-karma-de-vengeance-role.html


11 juillet 2014

Dans la jarre

Il y a quelques mois, je découvrais un écrit de Schopenhauer sur les animaux. Correspondance de vision. J’ai eu envie de le connaître autrement que de nom et de quelques citations.
       Or, tout à l’heure, en lisant Âme et iPad de Maurizio Ferraris*, j’ouvre un lien Wiki vers Schopenhauer. Stupéfaction, d’autres similitudes, notamment dans le passage reproduit ci-après. Écriture sous influence (conformément à la théorie du «cerveau dans la jarre», à savoir que l'homme ne comprend la réalité qu’à travers ses sentiments subjectifs)? Assurément. S’il est vrai que toutes les pensées de la mémoire collective flottent dans la conscience universelle intemporelle, il est plus que probable qu’on se connecte par résonance (le plus souvent inconsciemment) à toutes sortes d’influences.

Ne crois pas à tout ce que tu penses…

Illustration : Judith Anderson, Missa Gaia : This Is My Body, 1988

La souffrance

Le comportement des animaux et des hommes, qui sont les objectivations supérieures de la Volonté dans les strates de l'existence, est entièrement régi par la fuite de la souffrance, qui, comme idiosyncrasie, est perçue, in fine, positivement. Les plaisirs ne sont que des illusions fugaces, des apaisements possibles au creux des désirs et des tracas ininterrompus. Ils n’apparaissent jamais qu’en contraste avec un état de souffrance, et ne constituent pas une donnée réellement positive pour les êtres « en mouvement » et désirant. Le plaisir, toujours fugace, peut constituer tout au plus un repos de l’esprit mais il reste un repos éphémère, puisqu'il est sans cesse troublé par l'apparition de nouveaux désirs, lesquels apparaissent en dehors de toute volonté consciente et réfléchie. Parce que tous les êtres subissent « la volonté » d'un ordre phénoménal supérieur, l'inconscience est la vérité commune de l'expérience de tous les êtres qui constituent le monde, et c'est une vérité psychologique et archétypique de la condition humaine. 

L’amour

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, on peut lire, au début du chapitre consacré à la métaphysique de l’amour : « Aucun thème ne peut égaler celui-là en intérêt, parce qu’il concerne le bonheur et le malheur de l’espèce, et par suite se rapporte à tous les autres […] ».

« Au lieu de s’étonner, écrit Schopenhauer, qu’un philosophe aussi fasse sien pour une fois ce thème constant de tous les poètes, on devrait plutôt se montrer surpris de ce qu’un objet qui joue généralement un rôle si remarquable dans la vie humaine n’ait pour ainsi dire jamais été jusqu’ici pris en considération par les philosophes. »

L’importance de ce thème se comprend si l’on part de ceci que, pour Schopenhauer, la Volonté constitue le fond des choses. Si le monde est l’objectivation de la Volonté, si par lui, elle parvient à la connaissance de ce qu’elle veut, à savoir ce monde lui-même ou, aussi bien, la vie telle qu’elle s’y réalise, on admettra que volonté et vouloir-vivre sont une seule et même chose.

Or, l’amour est ce par quoi la vie apparaît ici-bas. De la vie, l’expérience nous enseigne qu’elle est essentiellement souffrance, violence, désespoir. Cette misère des êtres vivants, misère que la lucidité nous contraint à reconnaître, ne répond à aucun but : originellement, la Volonté est aveugle, sans repos, sans satisfaction possible.

Certes, la nature poursuit bien, en chaque espèce, un but, qui est la conservation de celle-ci. Mais cette conservation, cette perpétuation, ne répond elle-même à aucune fin : chaque génération refera ce qu’a fait la précédente : elle aura faim, se nourrira, se reproduira. « Ainsi va le monde, résume Martial Guéroult, par la faim et par l’amour ». La seule chose qui règne, c’est le désir inextinguible de vivre à tout prix, l’amour aveugle de l’existence, sans représentation d’une quelconque finalité.

Ainsi, chez Schopenhauer, l’amour se présente d’abord comme cet élan aveugle qui conduit à perpétuer indéfiniment la souffrance en perpétuant indéfiniment l’espèce. L’acte générateur est le foyer du mal. Dans un entretien avec Challemel-Lacour, en 1859, Schopenhauer dit : « L'amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste; le Génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. » Céder à l’amour, c’est développer le malheur, vouer une infinité d’autres êtres à la misère. Ceci explique directement le sentiment de honte et de tristesse qui suit, chez l’espèce humaine, l’acte sexuel. Le thème de l’amour chez Schopenhauer est donc à mettre en rapport avec l’horreur devant la vie : il apparaît d’abord comme un objet d’effroi.

La passion amoureuse et l'inclination sexuelle

La passion amoureuse et l’instinct sexuel, pour Schopenhauer, sont fondamentalement une seule et même chose. À ceux qui sont dominés par cette passion, écrit-il, « Ma conception de l’amour […] apparaîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et transcendante qu’elle soit au fond ».

À l’opposition classique entre l’esprit et le corps, Schopenhauer substitue une opposition entre l’intellect et la volonté. Or, il faut reconnaître, dans la sexualité, une expression du primat du vouloir-vivre sur l’intellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface », et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiqu’elles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la Volonté, et la Volonté, comme vouloir-vivre, donc vouloir-se-reproduire, implique, en son essence, la sexualité.

En affirmant ainsi le caractère obscur pour la conscience des pensées liées à la sexualité, Schopenhauer esquisse une théorie d’un moi non-conscient – même s'il ne s’agit pas encore d’une théorie de l’inconscient, au sens où l’entendra Freud. C’est à partir de ce fond non-conscient, c’est-à-dire à partir de la sexualité, qu’il faut comprendre l’existence, chez l’être humain, de l’intellect : « du point de vue externe et physiologique, les parties génitales sont la racine, la tête le sommet ».

L’instinct sexuel est l’instinct fondamental, « l’appétit des appétits » : par lui, c’est l’espèce qui s’affirme par l’intermédiaire de l’individu, « il est le désir qui constitue l’être même de l’homme ». « L’instinct sexuel, écrit-il encore, est cause de la guerre et but de la paix : il est le fondement d’action sérieuse, objet de plaisanterie, source inépuisable de mot d’esprit, clé de toutes les allusions, explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif […]; c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible ». « L’homme est un instinct sexuel qui a pris corps ». C’est donc à partir de lui qu’il faut comprendre toute passion amoureuse. Tout amour cache, sous ses manifestations, des plus vulgaires aux plus sublimes, le même vouloir vivre, le même génie de l’espèce.

Pourtant, dira-t-on, n’y a-t-il pas, entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux, une différence essentielle, puisque le premier est susceptible d’être assouvi avec n’importe quel individu, tandis que le second se porte vers un individu en particulier?

Schopenhauer ne nie aucunement une telle distinction. Il fait même de l’individualisation du choix amoureux l'énigme centrale de la psychologie amoureuse. Le choix des amants est apparemment la caractéristique essentielle de l’amour humain. Cela ne signifie pas, pour autant, qu'on ne peut pas expliquer ce choix par le génie de l’espèce. La préférence individuelle, et même la force de la passion, doivent se comprendre à partir de l’intérêt de l’espèce pour la composition de la génération future. « Toute inclination amoureuse […] n’est […] qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé […], plus individualisé ». « La procréation de tel enfant déterminé, voilà le but véritable, quoique ignoré des acteurs, de tout roman d'amour : les moyens et la façon d'y atteindre sont chose accessoire.». C’est dans l’acte générateur que se manifeste le plus directement, c’est-à-dire sans intervention de la connaissance, le vouloir-vivre.

Or, l’amour, la reproduction, ne sont que ce par quoi le mal, la misère, sont perpétués dans le monde. La passion amoureuse est ainsi, au centre de la tragédie sans cesse réitérée que constitue l’histoire du monde. La tragédie est d’autant plus grande qu’en procréant, l’individu prend obscurément conscience de sa propre mort : il n’est rien, seule compte l’espèce, et l’espèce n’est faite que d’autres individus qui, comme lui, connaissent la souffrance et l’angoisse. Les aspirations des amants, écrit Schopenhauer, « tendent à perpétuer cette détresse et ces misères qui trouveraient bientôt leur terme, s’ils n’y faisaient pas échec comme leurs semblables l’ont fait déjà avant eux ».

La lucidité, et le sentiment de pitié dont l’homme est susceptible à l’égard des autres êtres vivants, imposent de mettre un terme à ces souffrances, en renonçant à la procréation.

La compassion (« amour pur »)

Précisément, le terme d’amour peut s’entendre, non plus seulement au sens d’instinct sexuel ou de passion amoureuse, mais également au sens de compassion universelle devant l’universelle souffrance dont nous sommes tous témoins, soit en tant qu'agents et aussi en tant que patients. La « pitié », en effet, est la seule vertu morale qui ait véritablement un sens profond au regard de la condition humaine. C’est, davantage encore que dans la pitié, dans la charité qui est, aussi, bien que pas seulement, « amour de l’humanité », que le phénomène moral se manifeste avec le plus de force et de clarté. La « pitié » est alors définie comme un sentiment intérieur entièrement spontané ; bien que spontané soit ici quasiment synonyme d'inné, Schopenhauer ne considère en aucune façon que l'être humain soit « par nature » bon ou bienveillant puisque pour lui la « pitié » est une forme d'amour du soi de tout être vivant dont l'égoïsme est l'autre face, contraire, mais tout aussi originelle.

Mais cette affirmation d'une compassion universelle ne va pas sans poser problème : un tel sentiment est-il seulement possible? « Comment, demande Schopenhauer, une souffrance qui n’est pas mienne, qui ne me touche pas moi, peut-elle devenir à l’instar de la mienne propre, un motif pour moi et m’inciter à agir? »

En réalité, le sentiment de pitié s’explique par l’unité de la Volonté, unité qui est au-delà de la multiplicité phénoménale des individus : la Volonté du « moi », en tant justement que Volonté, se reconnait identique à celle d’autrui dans un seul et même être. (Ainsi Schopenhauer n'hésite pas parfois à affirmer ce propos « scandaleux » tellement il semble contre intuitif et même « immoral » de l'identité totale du bourreau et de sa victime.)

Mais quelles sont les conséquences pratiques et éthiques de ce sentiment de pitié donc « d’amour pour l’humanité » (mais, tout aussi bien, pour les animaux)? Autrement dit, que puis-je faire, au juste, face à la souffrance d’autrui? Au fond, un individu peut difficilement soulager les souffrances d’un autre. Pour Schopenhauer, la participation à la souffrance d’autrui ne trouve son achèvement que dans l’affranchissement de la souffrance du monde par l’abnégation du vouloir-vivre, par la négation concrète de celui-ci dans l’ascétisme, négation qui peut même aboutir à un état de béatitude, c'est-à-dire de « suspension de la souffrance ». Pour comprendre vraiment sans contresens ce que dit Schopenhauer de l'éthique il est essentiel de bien saisir que selon lui l'individualité n'est en aucun cas la véritable condition ontologique de l'être humain et que, par suite, cette individualité n'est peut être bien que la plus subtile « illusion » par laquelle « le voile de Maya » de la Volonté nous recouvre en nous laissant accroire que nous sommes des « êtres rationnels ».

D’où l’exhortation, chez Schopenhauer, à la restriction des désirs, mais aussi son éloge non contradictoire des plaisirs esthétiques et intellectuels. L'abnégation totale du vouloir-vivre implique certes la négation du corps et donc de la sexualité, qui est « l’expression la plus directe » de la Volonté mais dès lors que ces plaisirs sont affranchis de leur subordination aux services du vouloir-vivre, ils n'ont, en eux-mêmes, plus rien de moralement condamnables. Le refus de perpétuer la souffrance de l’humanité implique ainsi avant tout un refus de la procréation : la « mortification » de la Volonté passe, dès lors, par le célibat, la « chasteté » volontaire. En d’autres termes, la compassion - c'est-à-dire l’amour pour l'humanité -, trouve sa plus haute forme d'accomplissement dans le renoncement à la sexualité reproductrice et au « sentiment amoureux » dès lors que celui-ci n'en est que le masque.

La philosophie de Schopenhauer de l'amour conduit donc, d’une part, à l'identification « non réductrice » de l’instinct sexuel et de la passion amoureuse (celle-ci n’étant qu’un instinct sexuel individualisé), et d’autre part, à une opposition radicale entre l’amour-charité et l’amour-passion. La « charité » est pour Schopenhauer en ce sens distincte de ce qu'elle est pour les chrétiens puisqu'elle peut très bien ne pas coïncider avec ce qu'on appelle trivialement « l'amour de la vie ».

L’illusion amoureuse

Schopenhauer est, pourrions-nous dire, le philosophe qui « détruit » en nous toute forme d’espoir, en qualifiant notamment d’« illusions » ce que le sens commun considère lui comme une évidence et un bien. Au nombre de ces illusions, le philosophe range l’amour, dans lequel il voit une « ruse du génie de l’espèce ». La conception de l’amour comme d’un instinct servant exclusivement les intérêts de l’espèce, et, a fortiori ceux du Vouloir, contribue à faire de Schopenhauer, certes un philosophe « pessimiste », mais aussi et surtout un philosophe original.

« Toute inclination amoureuse, en effet, pour éthérées que soient ses allures, prend racine uniquement dans l’instinct sexuel, et n’est même qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé et, rigoureusement parlant, plus individualisé.». Il nous faut effectivement comprendre que l’homme, en tant qu’objectivation la plus individualisée du Vouloir, n’aura bien en vue que « ses » propres intérêts, ou, du moins, ce qu’il juge être « ses » intérêts, là où l’animal obéit, lui, aveuglément et d’une manière immédiate, aux intérêts de l’espèce. Mais, loin d’échapper à la « dictature de l’espèce », l'être humain, sans s’en apercevoir, reste pourtant totalement soumis au Vouloir et à sa perpétuation. Et, ce qui permet de concilier à la fois les intérêts particuliers de l’individu et ceux de l’espèce, ce n’est pas autre chose que « le sentiment amoureux ». En ce sens, l’amour, la passion, désignent les « instruments » du Vouloir soumettant l’individu à la perpétuation de l’espèce. Lorsqu’un « sentiment amoureux » se fait jour en moi, ce n’est ni plus ni moins que le vouloir-vivre qui s’éveille et qui témoigne, d’une manière déguisée, de son aspiration à se prolonger sous la forme d’une existence individuelle nouvelle. Cette idée ne peut être mieux formulée que par Schopenhauer lui-même : « quand l’individu doit se dépenser et même faire des sacrifices en faveur de la persistance et de la constitution de l’espèce, l’importance de l’objectif ne peut être rendue perceptible à son intellect adapté aux seules fins individuelles, de telle sorte qu’il agisse en conformité avec lui. C’est pourquoi la nature ne peut en l’occurrence atteindre son but qu’en inculquant à l’individu une illusion, grâce à laquelle il regardera comme un bien pour lui-même ce qui n’est tel en fait que pour l’espèce ». La passion amoureuse est donc une sorte de « voile » cachant à l’individu que ce qu’il pense être ses intérêts personnels sont, en réalité, ceux de l’espèce.

Il pourrait peut-être, en ce sens, être intéressant de mettre en lumière les origines d'une « ruse de la Volonté » chez Schopenhauer. La ruse, c’est celle d’un Vouloir, véritable essence de l’univers, qui, en vue de seulement perdurer indéfiniment dans l’existence, soumet l’ensemble de ses manifestations à la perpétuation de l’espèce par le biais de l’instinct sexuel. Et c’est parce qu’en l’homme, les intérêts « égoïstes » priment spontanément sur ceux de l’espèce, que le Vouloir usera d’un « stratagème » afin qu’intérêts particuliers et généraux soient illusoirement confondus. Ainsi, nous pouvons étudier « la passion amoureuse » selon deux points de vue : selon la perspective individuelle, les hommes recherchent leur propre plaisir dans la compagnie de l’être aimé ainsi que dans la jouissance sexuelle; du point de vue plus général de l’espèce, l’amour entre deux êtres désigne le moyen expédient pour le Vouloir de satisfaire sa tendance inconsciente première et essentielle, à savoir la volonté de vivre. C’est ce qui permet à Schopenhauer de parler du « sentiment amoureux » comme d’une véritable « illusion », d’un « instinct », ou encore d’un « masque ». La passion amoureuse n’est donc jamais que « l’effet de surface » d’un vouloir-vivre inconscient qui nous gouverne de part en part et vis-à-vis duquel, nous ne représentons que des « moyens » et en aucun cas « des fins ».

Schopenhauer se livre par ailleurs, dans la Métaphysique de l’amour, à une véritable « psychologie des désirs »; en essayant de montrer dans quelle mesure « les choix » (d’ordre indissociablement physique et psychique) qui nous poussent vers tel être et pas tel autre témoignent de ce vouloir-vivre qui cherche dans autrui, non pas « le meilleur amant », mais « le meilleur reproducteur », Schopenhauer tend à nous révéler que ce qui parle en nous dans pareil cas, ce n’est pas tant « l’esprit » mais « l’instinct ». Le Vouloir, comprenons-le bien, ne cherche pas à se reproduire purement et simplement, mais il tend, au fil des générations, à le faire avec « la meilleure constitution possible », bien que cette « meilleure constitution » il n'en ait pas la moindre « représentation ». Nous ne sommes pas très loin, ici, d’une théorie « (néo)Darwiniste ». Pour comprendre « une inclination particulière pour tel être », Schopenhauer parle de « considérations inconscientes » qui seraient à l’origine du « choix ». Ce que recherche la nature (ou le Vouloir) par l’intermédiaire de nos choix inconscients et pourtant rigoureusement déterminés, ce n’est en fait rien d’autre que son propre « équilibre ». Comme le philosophe le dit lui-même, « tandis que les amoureux parlent pathétiquement de l’harmonie de leurs âmes, le fond de l’affaire […] concerne l’être à procréer et sa perfection ». Telle est donc la ruse du génie de l’espèce à laquelle nous sommes tous soumis, nous qui aspirons pourtant consciemment, plus que tout, à l’indéterminisme et à la liberté.

C’est sans aucun doute à la suite de la lecture de la Métaphysique de l’amour que Freud a pu écrire : « d’éminents philosophes peuvent être cités pour (mes) devanciers, avant tout autre le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente équivaut aux instincts psychiques de la psychanalyse. C’est ce même penseur, d’ailleurs, qui, en des paroles d’une inoubliable vigueur, a rappelé aux hommes l’importance toujours sous-estimée de leurs aspirations sexuelles ». Le « sentiment amoureux » n’est pas fondamentalement autre chose que « l’instinct sexuel » en puissance; et l’instinct sexuel traduit la tendance concrète du Vouloir à se perpétuer dans l’existence. C’est dire que la passion amoureuse désigne cette ruse que le Vouloir exerce sur des êtres dont les intérêts conscients sont « apparemment » uniquement égoïstes. C’est ainsi que je vais me croire libre de rechercher à la fois la compagnie de l’être aimé et la satisfaction engendrée par la jouissance sexuelle, alors qu’en réalité, par une telle attitude, je me constitue en esclave du Vouloir et de son intérêt primordial : sa manifestation phénoménale. Avoir l’illusion de servir « ses intérêts privés », c’est donc, très souvent sinon presque toujours, chercher à assurer la subsistance du Vouloir auquel je suis soumis.

Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Schopenhauer

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* Maurizio Ferraris, philosophe de l'Université de Turin.  

Et si l'iPad était la nouvelle mémoire de l'homme comme le fut la tablette de cire de Platon?
       Les anciens se souviendront d’un temps où l’on nous promettait un monde sans papier. Les ordinateurs nous débarrasseraient de cet objet du passé. Le futur serait libre de pareilles traces.
       Cette prophétie ne s’est évidemment pas avérée. Nous sommes toujours submergés de papier, même si de plus en plus des signes que nous laissons derrière nous n’ont d’existence que dans les machines qui nous accompagnent partout : téléphones, tablettes, ordinateurs.
       À l’ère du tout-numérique, le papier n’est pas encore obsolète, ne serait-ce que pour imprimer les manuels pour aider les utilisateurs à tirer le meilleur de leurs machines. Il en existe même toute une série destinée aux idiots (Internet for Dummies [réf], dans la langue de Bill Gates). (…)
       La question que pose Maurizio Ferraris est celle des rapports de l’esprit et de la lettre, de l’âme et de l’automate. Contre la tradition dualiste, il démontre que la lettre — son inscription, ses archives, sa mémoire — précède l’esprit. Sans documentalité, pas d’espèce humaine : « notre esprit est un appareil d’écriture ». Comment arrive-t-il à une conclusion aussi radicale ? En allumant son iPad et en se mettant à réfléchir. L’analyse critique de la technique révèle des choses très anciennes, mais qui nous ont échappé. Plus maintenant.

BENOÎT MELANÇON, Directeur scientifique
Presses de l’Université de Montréal

Disponible gratuitement à cette adresse :
http://parcoursnumeriques-pum.ca/preface

05 juillet 2014

Des théories qui bousculent les certitudes

Photographe inconnu. Source: Learning-Mind

Les théories ci-après me semblent plus réalistes que les théories scientifiques strictement physiques/matérialistes. Suggestion pour apprivoiser (peut-être) une perception différente de notre monde : The Nature of Personal Reality (1975), par Jane Roberts. (Un ouvrage de vulgarisation bien documenté.)

(…)
But what exactly
did our bodies wrap themselves around –
ghosts?
Translucent spirals of consciousness?
Invisible particles of desire,
partially assembled?
And of what strange launching
were our births the end result?

~ Jane Roberts
If We Live Again
Poetry by Jane Roberts
Prentice-Hall, 1982

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En période de changement, le monde appartient à ceux qui savent apprendre. Ceux qui «savent», eux, connaissent tout d’un monde qui n’existe plus.
~ Eric Hoffer

La science ne sert qu’à nous donner une idée de l’étendue de notre ignorance.
~ F. de Lamennais

C’est une très mauvaise manière de raisonner que de rejeter ce qu’on ne peut comprendre.
~ F. R. de Chateaubriand

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Dix théories stupéfiantes qui changeront votre perception du monde

La réalité n'est pas aussi évidente ou simple qu’on veut le croire. Certaines choses que nous prenons pour argent comptant sont manifestement fausses. Les scientifiques et les philosophes ont fait tous les efforts possibles pour changer nos perceptions ordinaires. Les dix exemples ci-dessous en sont une illustration.

1. La grande glaciation

La grande glaciation est la théorie concernant l'état final vers lequel s’oriente notre univers. L'univers a une capacité limitée d'énergie. Selon cette théorie, lorsque cette énergie finit par s'épuiser, l'univers retourne à l'état de congélation. L'énergie thermique produite par le mouvement des particules, la perte de chaleur, une loi naturelle de l'univers, signifie que finalement, ce mouvement de particules va ralentir et, probablement, un jour tout s'arrêtera.

2. Solipsisme

Solipsisme est une théorie philosophique qui affirme que rien n'existe, sauf la conscience individuelle. Au premier abord, ça semble ridicule - et quiconque l’a intégré complètement dans sa tête niera l'existence du monde autour de nous? Sauf que, si vous y réfléchissez sérieusement, il est réellement impossible de vérifier quoi que ce soit autrement qu’avec notre propre conscience.

Me croyez-vous? Arrêtez-vous un instant et pensez à tous les possibles rêves que vous avez expérimentés durant votre vie. N'est-il pas possible que tout ce qui vous entoure ne soit rien d'autre qu'un rêve incroyablement compliqué? Mais, il y a des gens et des choses autour de nous dont nous ne pouvons pas douter, parce que nous pouvons les entendre, les voir, les sentir, les goûter, et les ressentir, n’est-ce pas? Oui et non. Les gens qui prennent du LSD, par exemple, disent qu'ils peuvent toucher les hallucinations des plus convaincantes, mais nous ne prétendons que leurs visions soient la «réalité». Vos rêves simulent aussi des sensations après tout, et ce que vous percevez vient des suggestions de différentes parties de votre cerveau.

En conséquence, quelles sont les parties de l’existence dont on ne peut douter? Aucune. Pas le poulet nous avons mangé au dîner ou le clavier sous nos doigts. Chacun de nous ne peut être certain que de ses propres pensées.

3. Idéalisme

George Berkeley, le père de l'idéalisme, faisait valoir que tout existe sous forme d’idée dans l'esprit de quelqu’un. Certains détracteurs de Berkeley trouvaient sa théorie stupide. L'histoire raconte que l'un de ses détracteurs donna un coup de pied sur une pierre, les yeux fermés et lui dit : «Tiens, je viens de prouver le contraire!»

L'idée étant que si la pierre n’avait existé que dans son imagination, il n’aurait pas pu la frapper les yeux fermés. La réfutation de Berkeley est difficile à comprendre, surtout de nos jours. Selon lui, un Dieu omnipotent et omniprésent voyait tout simultanément. Réaliste?

4. Platon et le Logos

Tout le monde a entendu parler de Platon, il est le philosophe le plus célèbre. Comme tous les philosophes, il avait beaucoup à dire sur la réalité. Il avançait qu'au-delà de notre perception de la réalité il y avait un monde de formes «parfaites». Tout ce que nous voyons, n’est qu’une ombre, une imitation des vraies choses. Il disait qu'en étudiant la philosophie nous avions une chance d’avoir un aperçu de la façon dont les choses sont réellement, de découvrir les formes parfaites de tout ce que nous percevons.

En plus de cette étonnante déclaration, Platon, étant moniste, disait que tout est constitué d'une seule substance. Ce qui signifie (selon lui) que les diamants, l'or et les excréments d’un chien sont tous constitués de la même matière de base, mais sous une forme différente, ce que la découverte scientifique des atomes et des molécules a confirmé dans une certaine mesure.

5. Présentisme

Le temps est quelque chose que nous percevons comme naturel. Si nous le considérons dans le moment, nous le divisons généralement en passé, présent et futur. Le présentisme soutient que le passé et l'avenir sont des concepts imaginés, et que seul le présent est réel.

En d'autres termes, le petit-déjeuner d’aujourd'hui, et les mots de cet article cesseront d'exister une fois que vous les aurez lus, jusqu'à ce que vous ouvriez la page à nouveau. Le futur est tout aussi imaginaire, parce que le temps ne peut exister avant et après ce qui s’est passé, comme l’affirmait de Saint-Augustin.

6. Éternalisme eternalism  

L’éternalisme est à l’opposé du présentisme. C'est une théorie philosophique qui spécule que le temps a plusieurs strates. On peut le comparer à un gâteau à étages (cependant, contrairement au temps, le gâteau n'est pas un sujet de débat philosophique).  Tout le temps existe simultanément, mais la mesure du temps est déterminée par l'observateur. Ce qu'il voit dépend du point qu’il est en train de regarder.

Ainsi les dinosaures, la Seconde guerre mondiale et Justin Bieber existent tous simultanément, mais ne peuvent être observés qu’à partir d’un emplacement spécifique. Si l'on adopte cette vision de la réalité, l'avenir est sans espoir et le libre-arbitre déterministe est illusoire.

7. Le cerveau dans la jarre
 

Photographe inconnu. Source : The Mind Unleashed

La théorie du «cerveau dans la jarre» est une question débattue par les penseurs et les scientifiques, qui, comme la plupart des gens, croient que l'homme comprend la réalité uniquement à travers ses sentiments subjectifs.

Alors, quelle est l’origine du débat? Imaginez que vous n’êtes qu’un cerveau dans une jarre, contrôlé par des aliens ou des scientifiques fous. Comment le sauriez-vous? Et, pouvez-vous vraiment nier la possibilité que ce soit votre réalité?

Il s’agit d’une interprétation contemporaine du problème cartésien du «démon maléfique». La théorie mène à la même conclusion : nous ne pouvons pas confirmer l'existence réelle de quoi que ce soit, sauf celle de notre conscience. Si cela fait penser au film «La Matrice», c'est seulement parce que cette idée était à la base du scénario. Malheureusement, dans notre réalité, nous n'avons pas de pilules rouges…

8. Les multi-univers

Quiconque n'a pas passé les dix dernières années sur une île déserte, a au moins une fois entendu parler des «multi-univers» ou univers parallèles. Comme plusieurs l’ont vu, en théorie, les mondes parallèles sont des mondes très semblables au nôtre, avec peu de différences (ou, dans certains cas, plusieurs). La théorie des multi-univers spécule qu'il pourrait exister un nombre infini d’autres réalités.

De quoi s’agit-il? Dans une réalité parallèle vous avez déjà tué des dinosaures, et vous êtes enterré huit pieds sous terre (parce que c'est ce qui s'est passé.) Dans une autre réalité, vous avez peut-être été un puissant dictateur. Dans une autre, vous n’êtes pas né parce que vos parents ne se sont pas encore rencontrés. 

9. Réalisme fictif

C'est la plus fascinante branche de la théorie des multi-univers. Superman est réel. Oui, certains d'entre vous choisiraient probablement une histoire différente; par exemple Harry Potter pourrait aussi être réel. Cette partie de la théorie soutient qu'étant donné le nombre infini d'univers, tout doit exister quelque part. Ainsi, toutes nos fictions et nos fantaisies préférées décrivent peut-être un univers alternatif où toutes les bonnes pièces se mettraient en place pour les réaliser.

10. Phénoménalisme

Tout le monde est curieux de savoir ce qui arrive aux choses quand on ne les regarde pas. Les scientifiques ont étudié attentivement cette question, et certains d'entre eux ont simplement conclu qu’elles disparaissent. Eh bien, pas tout à fait. Les philosophes phénoménalistes croient que les objets existent uniquement comme un phénomène de conscience. Donc, votre ordinateur portable est là seulement tant que vous en êtes conscient, que vous croyez à son existence, mais quand vous lui tournez le dos, il cesse d'exister jusqu'à ce que vous ou quelqu'un d'autre interagisse avec lui. Rien n’existe sans perception. Voilà la base du phénoménalisme.

Source : http://www.learning-mind.com/
Via : http://themindunleashed.org/

Deux sites réellement intéressants…